Le marché européen de l’électricité et l’irrémédiable augmentation des tarifs

, par ALC

Le prix du KWh au tarif réglementé a augmenté de 44% depuis janvier 2023 pour une inflation d’environ 5%. Pour les professionnels, la hausse moyenne du prix annuel est de 84 % sur l’année 2023. Les promesses de la dérégulation et de la baisse des tarifs des années 2000 ont fait long feu. La dépendance du prix de l’électricité par rapport à celui du gaz va rester le principe cardinal du marché européen de l’électricité pour les années à venir. Ce choix est d’autant plus inexplicable, qu’en France, le gaz ne fournit que 13,7% du mix qui sert à produire l’électricité (chiffres 2022). Si le prix du gaz baisse actuellement, ce n’est pas le cas des factures d’électricité qui sont encore établies sur des volumes achetés il y a plusieurs années, donc chers.
Alors pourquoi ne pas sortir du marché européen de l’électricité comme l’Espagne et le Portugal ? Dans les mois à venir, les échanges de tirs entre Iran et Israël risquent d’agiter à nouveau le marché qui n’est toujours pas protégé contre les effets de levier des hausses du gaz.
Les prochaines élections européennes doivent être l’occasion de reposer le débat sur l’organisation de ce secteur essentiel sur le plan social, économique et environnemental.

Concurrence libre et non faussée

En 1996, le dogmatisme européen issu des années Reagan et Thatcher a conduit à la première directive européenne sur l’ouverture à la concurrence de l’électricité imposée également dans de nombreux secteurs comme la poste, le rail, les télécoms, etc.
1999 : la concurrence est effective pour les entreprises, et 2007 pour les particuliers. Cette concurrence s’est concentrée sur l’activité marginale de la « fourniture », c’est-à-dire l’achat pour revente de électricité. En France, le contexte d’un monopole de production nucléaire empêchant le bon fonctionnement de la concurrence a conduit le législateur à construire une « usine à gaz » afin de créer les conditions d’une concurrence là où elle n’existait pas de fait : c’est la loi NOME (Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité) votée en décembre 2010 qui met en place l’ARENH : Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique - plus du ¼ de la production nucléaire vendue aux fournisseurs alternatifs à prix coûtant*. Janvier 2021 : fin du tarif réglementé de vente (TRV) de l’électricité pour l’ensemble des professionnels, à l’exception des micro-entreprises.

*100 TWh à 42 € le MWh (tarif inchangé depuis 2012) + 20 TWh depuis 2022 sur environ 320 TWh de production nucléaire totale.

Ça sert à quoi le marché électrique européen ?

Les attendus du marché sont cités en italique. En dehors de la nécessaire sécurité d’approvisionnement, ces attendus sont :

 Introduire de la concurrence pour faire baisser les prix : on a pu constater l’échec patent de la réforme quand les prix ont explosé dès septembre 2021 pour les particuliers et les entreprises.
 Intégrer les marchés, acheter l’électricité là où elle est la moins chère pour répondre à la règle du « merit order » ou ordre de mérite : l’appel des centrales par le réseau (RTE, réseau de transport haute tension) s’opère en fonction de leurs coûts variables (coût du combustible), du moins cher au plus cher, des renouvelables aux centrales à gaz en passant par l’hydraulique et le nucléaire. A chaque heure, le prix de l’électricité sur le marché de gros est celui de la dernière centrale appelée sur le réseau pour produire le dernier KW nécessaire à l’équilibre du réseau. Quand bien même cette dernière centrale ne fournirait que 1 % du mix électrique : elle détermine 100 % du prix. D’où l’explosion des prix quand le gaz a fortement augmenté, dès septembre 2021, car ce sont ces centrales qui assurent les pointes de consommation. Les centrales appelées en France peuvent être situées en Pologne ou en Espagne si leur coût est moindre.
 Développer les interconnexions aux frontières pour être en mesure d’importer au moins 15 % de la production. Le développement (très coûteux) du transport d’électricité par des lignes haute tension à courant continu permet de faire baisser notablement les pertes en ligne : on n’hésite plus à acheter du renouvelable dans les pays du sud de l’Europe, du thermique fossile en Pologne, etc. Le mix électrique est traité à flux tendu. L’objectif : mutualiser sur l’Europe les moyens de production et éviter les surcapacités par territoire.
En Europe, il existe aujourd’hui 420 interconnexions entre 33 pays (une cinquantaine en France). L’aspect aléatoire de la production renouvelable impose aux pays comme l’Espagne de pouvoir importer massivement à certains moments. D’où le « projet » de création de la ligne haute tension France Espagne de 400 000 volts, souterraine entre Capbreton et Seignosse. La France, elle, espère tirer partie de sa manne nucléaire pour devenir le champion de l’exportation d’électricité.
- Que l’électricité coûte le même prix dans tous les pays européens : c’est la convergence des prix qui s’obtient quand tous les pays importent/exportent au maximum des capacités physiques des interconnexions. Un système idéal dans lequel il n’y a plus de distorsions de concurrence à travers l’Europe ! On a donné un jouet aux technocrates dont ils n’ont pas fini d’abuser (tous les pays n’investissent pas de la même façon dans leur parc de production et cela peut justifier des écarts de prix).
 Donner de bons signes d’investissements, favoriser la transition énergétique en encourageant les investissements dans le renouvelable à travers des prix garantis par l’état et le principe d’appel des centrales les moins-disantes en premier (merit order). C’est l’aspect le moins réussi de la réforme en France où les « fournisseurs alternatifs » ont préféré spéculer sur l’électricité disponible (sur le marché ou grâce à l’ARENH) plutôt que dans des nouveaux moyens de production. Pour les industriels, la construction de centrales de production d’électricité, y compris bas-carbone, ne peut se faire en comptant uniquement sur les mécanismes de marché. Le manque de visibilité sur les prix de l’électricité les a découragés.

Déréglementation du marché - Le marché fixe les prix de gros

Avec la mise en place du marché de gros de l’électricité, se sont montées partout en Europe des bourses d’échange de l’électricité où des « fournisseurs alternatifs » achètent aux producteurs au jour le jour. Ce sont les opérateurs de ce marché « spot » qui calculent le prix de l’électricité à travers un mécanisme d’enchères. Ce prix Spot est la référence du prix de l’électricité, y compris sur les marchés à terme (achat à plusieurs mois/années). En France, les bourses s’appellent Epex Spot ou Nord Pool Spot. Si le marché a eu des effets positifs en terme d’optimisation du parc de production, lors des épisodes de hausse du prix du gaz, il a fait le malheur des consommateurs exposés sans défense à l’augmentation du prix de gros de l’électricité.

Les régulateurs européens (la Commission de Régulation de l’Énergie ou CRE en France) ont mis en place des conditions de marché reposant sur des prix bas du gaz comme ils voyaient l’avenir dans les années 2010, avec un gaz russe en abondance. Ils ne prévoyaient pas le Covid ou la guerre en Ukraine... Des consommateurs malheureux mais des « fournisseurs alternatifs » comblés, de gros énergéticiens enchantés (comme Total) et un monde de traders et de négociants ravis des opportunités !

Tarif Réglementé de Vente de l’électricité – TRV (67% des ménages en 2021)

On ne parle plus du traumatisme provoqué par la hausse du prix de l’électricité pour les entreprises et les artisans, mais aussi les municipalités, les hôpitaux, etc. Il a fait les gros titres de toute la presse (les particuliers ayant souscrit des offres de marché sont retournés vers les TRV tout en traînant parfois des factures de plusieurs milliers d’€ réclamées par leur fournisseur précédent). Or l’augmentation du tarif de référence du marché de gros a également impacté lourdement les TRV. En effet, sous la pression des « alternatifs », ce tarif est indexé depuis 2016 sur le prix du marché de gros (+ 45% en 3 ans). Il est établi selon la technique de « l’empilement des coûts » : production, amortissements, financements, etc. La formule reste très opaque.
Plus personne ne se préoccupe de savoir quel est le véritable coût de revient de l’électricité. Il est totalement déconnecté du montant des factures.
Le prix de l’électricité – en excluant les coûts de réseau – a été valorisée à 250 €/MWh en 2022 et 2023, soit plus de 3 fois son coût. Même après application du bouclier tarifaire, l’électricité était encore valorisée à 100 €/MWh en février 2022, 120 €/MWh en 2023 et 140 €/MWh en 2024. Alors que le coût de production, en incluant les imports/exports, se situe autour de 75 €/MWh (fin 2021, les coûts du système électrique français – production, import-export, réseau – n’avaient augmenté que de 4 % sur l’année).
La cour des compte évalue le bouclier tarifaire électrique, en mars 2024, à 44 Md€ d’argent public sur 3 ans. Il doit s’interrompre en février 2025 et il n’a couvert qu’une faible partie des surfacturations, particuliers ou entreprises.

L’avenir à l’horizon 2026 : un système encore plus injuste

Alors que les consommateurs, les associations, la cour des compte, etc., demandent le rapprochement du prix de l’électricité avec son coût de revient réel, ce n’est pas la décision qui a été prise.
Non seulement particuliers et entreprises ont payé des factures parfois considérables, non seulement le bouclier tarifaire devra être remboursé à l’état car il n’est qu’une avance, mais la France persiste et signe, et restera dans le marché électrique européen en conservant l’indexation du prix de l’électricité sur celui du gaz. Les grandes lignes de la réforme sont les suivantes :

Dans les négociations d’octobre 2023, la France a obtenu de l’Allemagne que les prix (d’achat) garantis par l’état sensés ne concerner que la production renouvelable/décarbonée (les fameux bons signes d’investissement !) s’ouvrent au nucléaire sous forme de CFD – Contrat Pour Différence. Un jackpot pour un état qui ne veut/ne peut plus investir lui-même et qui a tout misé sur l’EPR, un revers pour les opposants au nucléaire qui pensaient que le marché électrique les débarrasserait de cette filière. Edf aurait obtenu un prix de vente de son électricité à 70/MWh (prix cible mais pas fixé), soit + 66 % par rapport au prix de l’ARENH qui disparaîtra en 2026.

Deuxième aspect de la réforme (janvier 2026) : les PPA, des contrats à long terme de gré à gré entre producteurs et consommateurs (plutôt électro-intensifs). Les industriels qui ont souffert également dans la période récente et menacent de se délocaliser hors d’Europe, se sont fait entendre. Ils pourront négocier directement avec les centrales en dehors du marché, des centrales pas chères de préférence, de quoi envisager l’avenir avec plus de sérénité. On voit poindre un système électrique à deux vitesses, des gros consommateurs épargnés, et tous les autres livrés au marché avec les centrales les plus coûteuses.
Enfin, « en cas de crise, les états auront la possibilité de déterminer des prix encadrés pour les ménages y compris les ménages précaires et les petites entreprises, mais aussi aux PME sous certaines conditions sur les marchés de gros ou sur les prix de détail ». Les états seront donc officiellement en mesure de produire à nouveau un bouclier tarifaire sur le dos des finances publiques.

Impasse théorique de la concurrence dans le domaine de l’électricité

L’électricité est inadaptée à la concurrence : à tout moment sur le réseau, la production doit être égale à la consommation sans possibilité de stockage. L’offre est donc égale à la demande et ne devrait pas laisser place à la spéculation. Le système français « fabrique » une concurrence artificielle. De nouveaux acteurs : traders, consultants, négociants, etc. sont apparus et tout un écosystème s’est créé autour du marché : ils sont les grands gagnants de la réforme du secteur électrique, sans oublier les gros énergéticiens dont Total.
L’équilibre du réseau n’est pas un concept, c’est une réalité physique. Il nécessite de la coopération trans-frontalière indispensable surtout quand la production devient de plus en plus renouvelable et dispersée. Un producteur fait défaut et c’est tout le réseau qui s’écroule ! Mais cette coopération existait bien avant la multiplication des interconnexions.

Conclusion : la fabrique de l’impuissance

Les règles du marché européen impliquent que chaque pays accepte de perdre en partie la main sur le fonctionnement de son parc de production pour se soumettre au programme d’appel coordonné à la maille européenne par les opérateurs de bourse, avec un réseau électrique totalement intégré. Les pays n’ont également plus la main sur le prix de l’électricité.
L’avenir en matière d’énergie impose la sobriété. Or, le système mis en place par les états et les régulateurs est tout sauf sobre : la mutualisation européenne de la production électrique vise une consommation sans frein et débarrassée des contraintes sociales. Même si les renouvelables sont favorisés, ils le sont dans un contexte de fuite en avant et d’intensification de la demande. L’électrification des usages dans un monde décarboné n’envisage pas de limite.
Risque inflationniste : dans la situation actuelle, à la prochaine flambée des cours du gaz, que personne ne peut prédire, les mêmes effets dévastateurs se reproduiront. Avec la nouvelle hausse des prix de l’électricité (février 2024 : + 10%), les prochaines élections européennes doivent être l’occasion de reposer le débat sur l’organisation de ce secteur essentiel sur le plan social, économique et environnemental.
Rien ne nous condamne à supporter ce marché aberrant. Il est tout à fait possible de revenir à des prix réglementés pour tous sur la base des coûts de production. La péréquation tarifaire de l’électricité était le principe premier en France jusqu’à la dérégulation. Il est urgent de la rétablir : on ne peut avoir à la fois le choix du fournisseur et le même tarif sur tout le territoire.

Les filières de production doivent résulter d’un vrai choix démocratique. Tout comme l’évolution du système électrique en France qui reste totalement opaque.

https://www.change.org/p/la-france-doit-garantir-son-service-public-de-l-%C3%A9lectricit%C3%A9