Derrière les mégabassines, la CACG, un dinosaure de la gestion de l’eau Enquête de Floriane Louison - Médiapart
Cette société publique-privée, très discrète, est au cœur du développement contesté des mégabassines en France. La dernière trouvaille d’une structure dont le modèle d’un autre temps reste tourné vers l’irrigation, quitte à aller droit dans le mur.
Les agriculteurs ont prié, et le ciel leur a répondu. Au printemps, à Perpignan, une procession religieuse a traversé la ville préfecture des Pyrénées-Orientales en implorant le ciel. Quelques heures plus tard, des trombes d’eau se sont abattues sur la région. Un signe pour ceux qui avaient brandi, les pieds dans la rivière, les reliques de saint Gaudérique. Mais l’intercession n’aura pas suffi à recharger les nappes, les barrages et les cours d’eau d’un territoire qui traverse depuis plusieurs mois une sécheresse historique.
Dans cette région Occitanie particulièrement vulnérable aux dérèglements climatiques, le saint patron des paysans a perdu ses pouvoirs. Le maître de l’eau, c’est la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG), une société d’économie mixte créée en 1959 par le général de Gaulle. Un dinosaure local très discret que l’on retrouve pourtant au cœur de la guerre de l’eau.
Derrière la mégabassine de Sainte-Soline, c’est la CACG. Derrière le barrage de Sivens, c’est elle aussi. Deux ouvrages hydrauliques mis en place au bénéfice de l’irrigation agricole et férocement dénoncés comme un accaparement de l’eau au détriment de l’environnement et de l’intérêt général.
CACG. Derrière ce sigle qui ne dit rien à personne, il y a un organisme venu d’un autre temps, lorsqu’on pensait encore que l’eau était une ressource infinie. À l’heure des pénuries, alors qu’un déficit de 1 milliard de mètres cubes d’eau est prévu en Occitanie d’ici 2050, elle fait partie de ces acteurs, influents, qui font perdurer un modèle à bout de souffle.
En février dernier, la CACG a été recapitalisée par ses actionnaires majoritaires, les collectivités locales du Sud-Ouest, et en particulier l’Occitanie : 24 millions d’argent public injectés sans poser d’exigences particulières dans une société opaque régie par des règles de droit privé.
Une décision qui a scandalisé certains élus locaux, comme Marilyne Forgeneuf, conseillère régionale EELV en Nouvelle-Aquitaine : « Bras armé de l’irrigation intensive et des bassines, […] la CACG a été condamnée à maintes reprises pour de graves délits environnementaux. Il est temps de cesser de financer des sociétés climaticides, soutiens de l’agriculture productiviste et prédatrices des ressources en eau », a-t-elle dénoncé lors d’un vote en assemblée plénière du conseil régional.
La CACG : créée pour irriguer
L’histoire de la CACG commence par un mauvais tour de la nature : les eaux des Pyrénées n’arrivent pas sur les terres brûlées des coteaux de Gascogne. Pourtant, l’État d’après guerre veut développer ici l’agriculture « moderne ». Et plus particulièrement le maïs hybride qui vient d’être inventé par l’Inra – l’Institut national de recherche pour l’agriculture, spécialement créé à dessein.
La plante sud-américaine a besoin d’eau, il y en a peu dans le coin, les paysans de l’époque ne sont pas d’accord avec ce projet contre nature, mais peu importe. La fin de l’agriculture paysanne a sonné. « On était à l’époque dans ce rapport à l’eau : cette idée d’une ressource illimitée qu’on pouvait réguler et aménager », explique Frédérique Blot, universitaire toulousaine et spécialiste de la gestion de l’eau.
Le canal de la Neste, une voie navigable mise en service en 1863, est utilisée pour arroser la « modernisation » de l’agriculture. Des bornes d’irrigation sont distribuées gratuitement aux paysans qui n’en voulaient pas. Et voilà les eaux des Pyrénées sur les champs de maïs de Gascogne. Les subventions de la PAC (politique agricole commune), favorables aux cultures irrigantes, terminent le travail. Soixante ans plus tard, 28 % du maïs français pousse en Occitanie, devenue la première région agricole de France en nombre d’exploitations. Un maïs qui au niveau national capte environ un quart de l’eau consommée en France, principalement pour nourrir des animaux d’élevage.
Dès le départ, la CACG est au cœur du dispositif. Sans bruit, elle a étendu son pouvoir à travers le Sud-Ouest jusqu’au nord de la Nouvelle-Aquitaine et même à l’étranger, devenant une actrice centrale de l’irrigation en France. À la tête de 80 barrages, 3 500 kilomètres de rivières et un vaste réseau de tuyaux, elle alimente en eau 280 000 habitants, l’usine Arkema de Lannemezan et surtout 200 000 hectares de cultures irriguées.
Sans maïs irrigué, pas de CACG
Dans le bassin Adour-Garonne - pour reprendre les termes de la géographie hydraulique -, environ 10 % de la surface agricole bénéficie aujourd’hui de l’irrigation, largement via les installations de la CACG. Les besoins sont en augmentation constante. En été, le millier d’irrigants qui profitent du système de la Neste - un ensemble d’aménagements de l’eau géré par la CACG - consomment 95 % de l’eau disponible, 105 millions de m3 en 2022, plus 50 % par rapport à 2018 selon les chiffres de FNE (France Nature Environnement).
Au sein de la CACG, rien n’a beaucoup changé depuis ses premiers pas dans les années 60. Les systèmes d’irrigation qu’elle fournit aux agriculteurs ne sont plus gratuits, mais elle fait toujours en sorte d’être très arrangeante. Un rapport de la cour régionale des comptes publié en 2021 souligne que « la vente de matériels d’irrigation est déficitaire. Le prix de vente ne couvre pas le coût d’achat ». La CACG a ainsi perdu 1,4 million d’euros en 2017.
« Ce sont des subventions qui ne disent pas leur nom, estime Jean-Louis Couture, consultant hydrologue et fin connaisseur des gestionnaires de l’eau en France. Des aides qui s’ajoutent aux autres – le maïs irrigué, notamment, est déjà très subventionné par la PAC. Ces pratiques agricoles non viables économiquement sont surfinancées par de multiples canaux de subventions. C’est du dumping. »
Qu’importe la raréfaction de l’eau, le développement de l’irrigation reste au cœur du modèle institutionnel et financier de la CACG. « Ses ressources sont très dépendantes de la clientèle agricole, décrit la cour régionale des comptes. Son modèle économique est essentiellement basé sur l’irrigation du maïs. »
Alors que cette culture gourmande en eau a tendance à diminuer dans la région - notamment en raison des évolutions dans les recettes des aliments d’élevage - la CACG n’en profite pas pour économiser l’eau : elle irrigue d’autres champs. « Le maïs ne permettant plus de dégager des marges suffisantes, le soja devient une opportunité de substitution », écrit la compagnie dans son rapport d’activité 2018, détaillant son action pour le développement du soja irrigué en Occitanie. « Une stratégie légitime à moyen terme au regard des objectifs financiers de la compagnie, qui a peu d’intérêt à voir baisser la demande d’irrigation », souligne la cour des comptes. Un peu moins légitime d’un point de vue environnemental.
« L’idée générale est de ne rien changer au modèle agricole et de se débrouiller pour trouver de l’eau », dénonce FNE Midi-Pyrénées. À plusieurs reprises, la fédération de protection de l’environnement a attaqué en justice la CACG pour non-respect des débits d’étiage – les niveaux minimum d’eau dans les rivières en aval des ouvrages hydrauliques. Pour faire simple, il est interdit de remplir un barrage en asséchant un cour d’eau. La CACG a notamment été condamnée pour ces faits en 2019 par la Cour de cassation.
Ces infractions de la CACG « viennent aggraver le déficit en eau sur le bassin Adour-Garonne. On a des habitats qui sont mis hors d’eau, des rivières en mauvais état chimique et biologique car il y a moins de dilution des pollutions, des pesticides, des nitrates », détaille Hervé Hourcade, juriste au sein de la FNE.
Le grand architecte des mégabassines en France
Malgré ces pratiques peu regardantes, il manquait 5 millions de m3 d’eau dans le système Neste à la fin de la dernière campagne d’irrigation.
Pour faire face à la pénurie, la dernière trouvaille de la CACG a fait la Une de l’actualité récente : les mégabassines. La CACG est l’un des grands architectes dans leur développement en France, bien avant que le président Emmanuel Macron en fasse un des pivots de son « plan eau » dévoilé fin mars.
Une des premières mentions, en France, des « réserves de substitution » - selon leur nom exact – apparaît dans un rapport commandité en 1998 par l’État à la CACG, d’après les travaux de recherche du géographe Romain Carausse. Pour répondre aux enjeux de l’eau dans le marais poitevin, la compagnie préconise cette solution technique – aujourd’hui contestée par le consensus scientifique : prélever en hiver de l’eau de la nappe phréatique pour la stocker et l’utiliser en été pour irriguer les cultures assoiffées.
À partir des années 2010, la CACG répond à des appels d’offres pour construire ces ouvrages qu’elle a appelés de ses vœux. Dix sont creusées dans les terres de Vendée selon les plans de la CACG qui prend aussi en charge leur exploitation. Des dizaines d’autres sont programmés dans le marais poitevin, dont celle de Sainte-Soline qui cristallise l’opposition.
« Il y a quinze ans, la CACG a pris sa valise de VRP pour rencontrer tous les élus du Sud-Ouest et vendre cette solution, décrit Julien Leguet, porte-parole du collectif Bassines Non Merci qui milite contre les mégabassines. Lors des réunions d’information, c’était la CACG qui répondait aux questions. Elle a fait un accompagnement de A à Z. Elle est passée sous les radars, mais c’est la grande influenceuse de la technique des mégabassines. »
De l’idée à la maintenance, la CACG a agi à toute les étapes sans lésiner sur les moyens. « Elle a préfinancé les études, la construction des bassines, etc., ce qui n’est d’ailleurs pas son rôle. Elle a liquidé son fonds de roulement dans ces projets et pris d’énormes risques financiers », souligne le consultant hydrologue Jean-Louis Couture. Des investissements importants qui, selon les conclusions de la cour régionale des comptes, « ont alourdi sa dette et dégradé sa trésorerie [...] Le délai de désendettement de la société dépasse aujourd’hui dix-huit années, il a plus que triplé depuis 2013 ».
Une structure au bord de la faillite
La CACG a frôlé la faillite, évitée par le sauvetage des collectivités locales et leur recapitalisation massive en début d’année. « Elle ne pouvait même plus payer les salaires », témoigne un employé qui souhaite rester anonyme et décrit des relations extrêmement tendues à l’époque entre le personnel et la direction.
L’aventure des mégabassines n’est pas seule en cause dans la banqueroute. C’est tout un modèle qui dysfonctionne. « La CACG est enfermée dans un système schizophrénique », analyse Frédérique Blot. D’un côté, elle doit développer l’irrigation et n’a aucun intérêt à remettre en question le modèle agricole en place qui la finance. De l’autre, elle subit une pression de plus en plus forte pour garantir une juste répartition de l’eau, maintenir le bon état écologique des milieux aquatiques, économiser l’eau qui se raréfie, et même favoriser la transition agricole.
« La préoccupation de nos ingénieurs et techniciens au quotidien est de veiller à partager l’eau entre les différents besoins du territoires […] en priorisant l’accès à l’eau potable, la sécurité des populations et l’environnement », indique-t-elle dans sa réponse à Mediapart. Des missions prioritaires qui ne rapportent rien alors qu’elle est soumise, selon son statut, aux règles d’une société privée.
Pour sortir de l’impasse, la CACG tente aujourd’hui de diversifier ses activités : photovoltaïque flottant, projets d’innovation sur la réutilisation des eaux usées, exploitation énergétique de ses barrages, ingénierie d’export… Mais sa grande nouveauté est une nouvelle polémique en marche : tarifer « l’eau environnementale ».
Concrètement, elle compte faire payer le soutien d’étiage - lorsqu’elle recharge les cours d’eau en destockant des eaux retenues dans ses barrages. Ce qui va alourdir la facture d’eau des particuliers et des industriels. Les irrigants sont épargnés. Le test – avant sa potentielle généralisation en France - va commencer cet été au sein du système Neste, soutenu par des financements publics de l’Agence de l’eau Adour-Garonne.
Après avoir aménagé l’eau pour les besoins d’une agriculture intensive, elle financiarise sa gestion environnementale via le portefeuille des citoyens qui auront bien du mal à comprendre pourquoi ils payent leur eau plus cher. Le dispositif a été voté, en toute discrétion, par le conseil d’administration de l’Agence de l’eau Adour-Garonne le 25 avril dernier.
Un organisme opaque
« Personne n’est au courant de ce test », estime un membre du comité de bassin local - une instance de concertation au cœur la politique de gestion de l’eau. « Ces décisions se prennent dans un monde très fermé, un entre-soi de petits arrangements. Mais ces vieux machins oubliés, comme la CACG, sont au cœur d’enjeux vitaux. Il y a un vrai enjeu à les réinvestir politiquement et démocratiquement. »
Selon la CACG, « de nombreux projets sont initiés en interne afin de faire évoluer les process et faire de la CACG une entreprise exemplaire ». Pour Cécile Argentin, la présidente de la FNE Midi-Pyrénées, fortement impliquée dans la gestion de l’eau en Occitanie, ces évolutions sont encore invisibles. « Il y a très peu de transparence sur le fonctionnement, aucun représentant de la société civile n’est présent. »
En début d’année, un nouveau président a pris son poste à la tête de la CACG : Jean-Louis Cazaubon, vice-président (PS) de la région Occitanie, délégué à la souveraineté alimentaire, et 13 autres mandats dans divers organismes au compteur. Ex-agriculteur syndiqué à la FNSEA, président de la chambre d’agriculture des Hautes-Pyrénées pendant vingt-quatre ans, il a défendu le barrage de Sivens comme il défend aujourd’hui les mégabassines.
Le 6 avril dernier, dans une déclaration aux agriculteurs régionaux, réunis pour dénoncer « les menaces que certaines décisions administratives et pro-environnementales font peser sur les récoltes à venir », il pose le cadre :
« Au niveau de la région, l’agriculture, c’est le plus grand employeur, c’est 22 milliards de chiffres d’affaires, alors il ne faut pas trop avoir de complexes […]. Cela fait des années qu’on ne fait plus rien, Sivens a tout tétanisé […]. Moi je vous propose une espèce de big bang. On va pas faire pleuvoir cet été mais il y a une nécessité de faire tomber certains dogmes […]. Aujourd’hui, il faut faire des réserves partout où on peut en faire. »
Le programme est clair : pas de révolution de l’eau sous le soleil de plus en plus chaud du Sud-Ouest.
Floriane Louison